NICOLAS POUSSIN
15/09/2007

Jean-Claude Rossignol le 31/08/2006.

Poussin, le "peintre-poète", le "peintre-philosophe" et le " self-made-man"


Nicolas Poussin est né au Villers, hameau des Andelys, en Normandie, en 1594. Son père, Jean Poussin, était issu d'une famille de notaires de Soissons, sa mère, Marie Delaisement, la veuve d'un procureur de Vernon dont elle avait deux filles, Renée et Marie. Les trente premières années de la vie du peintre sont peu connues, aucun tableau de cette période ne peut lui être attribué avec certitude. Un séjour aux Andelys, vers 1611-1612, du peintre Quentin Varin, confirme croit-on, le jeune Nicolas dans sa vocation. Poussin fera en tous cas à Bellori, son biographe, un hommage appuyé de Varin. On lui prête un passage au collège des jésuites à Rouen. En 1612, Nicolas quitte sa famille, sans doute hostile à son choix. Il fait ses premiers dessins chez Noël Jouvenet à Rouen, puis il se rend à Paris où il fait un court passage dans l'atelier du peintre maniériste Georges Lallemant, le plus important de la ville, et dans celui du portraitiste Ferdinand Elle. Conséquence de la politique récente de Sully et du roi Henri IV, assassiné en 1610, et de la régence de Marie de Médicis qui suivit, "les milieux artistiques se sont reconstitués grâce à une volonté de mécénat affirmée par la Cour", écrit Pierre Rosenberg. A côté de grands chantiers, principalement la construction de palais, qui permet le retour des fastes et du luxe, le début du siècle voit se constituer un marché d'art parallèle, à la demande d'une bourgeoisie parisienne enrichie et de couvents qui éclosent un peu partout. Ce marché profite aux peintres pensionnés par la monarchie et à la corporation des maîtres peintres et sculpteurs de la Capitale. Heureusement les barrières dressées par ces derniers sont freinées par deux vieilles coutumes, "le brevet" royal et les "lieux privilégiés". Le premier attribué par le Roi ou la Reine mais aussi par quelques grands seigneurs, permet à des artistes venus de l'extérieur d'être tenus à l'abri des poursuites des corporations. Dans certains lieux enfin, tels l'université, les collèges, les couvents et les abbayes, les interdits corporatistes n'ont pas droit de citer. A l'époque de Poussin, la célèbre abbaye de Saint-Germain-des-Prés abrite toute une colonie d'artistes flamands ou hollandais, auxquels s'ajoutent des provinciaux comme les frères Le Nain. Grâce à Alexandre Courtois, valet de chambre de la Régente et collectionneur, Nicolas Poussin étudie les estampes d'après Raphaël et Jules Romain, les antiques et les tableaux italiens (Le Titien) des collections royales. Il "confessa plusieurs fois que cette rencontre fut pour lui une très grande chance". A Paris, il suit des cours d'anatomie dans un hôpital et il étudie la perspective. A Fontainebleau, il découvre Le Primatice. Il tombe malade en Poitou et après un bref séjour aux Andelys, il est de retour à Paris.
Vers 1617-1618, il effectue une première tentative de se rendre en Italie qui le mènera jusqu'à Florence où il a pu admirer les œuvres de Michel-Ange et lors de son retour par Bologne et Venise, celles du Carrache et de Guido Reni et de Titien, du Tintoret et de Véronèse. "Par suite de quelques accidents (pécuniaires), il s'en retourne en France", nous apprend Bellori. A son retour à Paris, il commence à peindre pour des églises et des couvents. Dans un document de 1619, on apprend qu'il habitait le quartier du Louvre, chez un orfèvre, rue Saint-Germain-l'Auxerrois, et qu'il avait des dettes (neuf mois de pension). Il est sensible à l'austérité des toiles religieuses de Frans Pourbus le Jeune (la Cène), établi à Paris. Son second départ pour Rome, vers 1622, échoue. Il ne dépasse pas Lyon où il est poursuivi par un créancier. A l'occasion de la canonisation de Saint Ignace et de Saint François-Xavier, en 1622, il exécute six grands tableaux pour les Jésuites, retraçant la vie des deux saints, "au rythme d'un tableau par jour". Il est remarqué à cette occasion par Gian Battisto Marino, dit le Cavalier Marin, poète précurseur du courant précieux en poésie et amateur de peinture, séduit par la fougue qui l'habite, installé à la Cour de France depuis 1615 et qui devient son protecteur. Poussin réalise pour lui des dessins sur des sujets tirés des "Métamorphoses" d'Ovide. Il travaille, protégé par la Régente, à la décoration du Palais du Luxembourg en 1623, chantier pour lequel Pierre Paul Rubens effectue vingt-et-un tableaux relatifs à la vie de Marie de Médicis. L'archevêque Jean-François de Gondi lui commande une "Mort de la Vierge", aujourd'hui perdue, pour la chapelle de sa famille, à Notre-Dame de Paris. Il se lie avec Philippe de Champaigne.
A l'automne 1623 ou au printemps 1624, Nicolas Poussin repart pour l'Italie pour y rejoindre le Cavalier Marin. Il arrive à Rome l'année où le Bernin commence le baldaquin de Saint Pierre. On le retrouve dans l'entourage de Simon Vouet, installé à Rome depuis 1612 et qui est nommé Prince de l'Académie de Saint Luc en 1624, institution qui regroupe tous les peintres qui travaillent à Rome. Poussin entre en relation avec le milieu artistique romain dans lequel les peintres français bénéficient d'une notoriété certaine. Il rencontre le conseiller artistique du Pape Urbain VIII, homme cultivé, fin lettré et amateur d'art, et le cardinal Francisco Barberini, son neveu. A la mort du Cavalier Marin en 1625, les dessins du peintre de la collection du Cavalier passent aux mains de Cassiano dal Pozzo, secrétaire du cardinal et érudit, qui devient le principal protecteur de Poussin à Rome. Rome est redevenue, comme du temps de Raphaël, la capitale artistique de l'Europe, fort accueillante aux étrangers. Elle offre aux artistes des conditions de travail privilégiées, ils peuvent apprendre le nu dans les académies (Poussin fréquente celle du Dominiquain dont il copie "La flagellation de Saint-André"), étudier ou copier les morceaux célèbres conservés dans les palais ou les couvents. A Rome, prospère un autre marché d'art, celui des marchands et des collectionneurs, romains ou étrangers, concentré entre les mains de connaisseurs ou d'artistes relayés par des correspondants dans les principales villes européennes. Nicolas partage en 1626 son logement avec des artistes, François Duquesnoy, sculpteur flamand de Bruxelles, et son frère, engagés sur le chantier de Saint Pierre avec le Bernin, et Charles Mellin, disciple de Simon Vouet. Nicolas Poussin connaît pourtant, à la mort du Cavalier Marin qui coïncide avec le départ de Rome du cardinal Barberini, nommé légat en France, accompagné de Cassiano dal Pozzo, quelques années difficiles, où il côtoie la maladie (il attrape "le male di Francia", la syphilis, qui l'empêche de travailler et lui laisse des séquelles) et la misère. Il évite de peu l'hôpital grâce à l'aide d'un cuisinier français, Jean Dughet, qui le recueille. On retrouve cette "ardeur diabolique" qui fascinait tant le Cavalier, dans l'effervescence et le tumulte de la bataille de "la Victoire de Josué contre les Amorites", accompli en 1624, peu après son arrivée à Rome, et dans la violence portée à la cruauté, présente dans "Le massacre des Innocents", de 1627-28, du musée de Chantilly, où le soldat écrase de son pied la gorge d'un nouveau-né et la mère, accrochée de façon désespérée au soldat, qui hurle de douleur. Pour Jacques Thuillier, "dans la peinture française et jusqu'à Guernica aucune femme n'a crié plus fort que cette mère-là". Le raccourci de la toile est saisissant. Les enfants et leurs mères, comme les soldats, instruments de ce meurtre collectif, sont réduits à un trio central en gros plan.; trois autres femmes, dont deux encore avec leur enfant, complètent la scène en arrière-plan. Cette réduction symbolique efficace est d'une grande modernité.
Simon Vouet, rappelé en France par le roi Louis XIII qui lui assurait déjà une pension à Rome, quitte Rome en 1627, année où Claude Gellée dit le Lorrain, s'y installe définitivement. Devenu premier peintre du roi, il exercera avant Lebrun une véritable dictature sur la peinture française pendant quelques quinze ans. A son retour à Rome en 1628, le cardinal Barberini commande à Nicolas Poussin "la Mort de Germanicus". Le succès de ce tableau amorce le redressement du peintre et lui vaut sa première commande officielle, "le Martyre de Saint Erasme" peint en 1629 pour la Galerie du Vatican. Cette toile marque l'aboutissement des recherches du peintre qui, sollicité par plusieurs influences : maniériste des Bolonais (Carrache, Le Dominicain, Guido Reni, Le Guerchin), la lumière baroque et le "tenebroso" caravagesque, ne s'arrête à aucun de ces styles et opte avec la "Mort de Narcisse" en 1630, plus romantiquement baroque et "l'Inspiration du Poète", pour un classicisme foncièrement original. Cette dernière toile est un hommage au Cavalier Marin : Calliope, muse de la poésie épique, se tient aux côtés d'Apollon assis, appuyé sur sa lyre, qui dicte au poète (Virgile ou le Cavalier) qu'un putto s'apprête à couronner, les vers que ce dernier a inscrit sur un cahier. Le sujet est une ode à la poésie, à la musique et à la peinture. "La poésie est une peinture qui parle, la peinture une poésie muette" disait le Cavalier Marin. "L'inspiration du poète, autant que celle du prophète, a toujours été considérée comme divine, nous dit l'Abbé Bos, Virgile passe pour réunir les deux inspirations". Ses biographes s'entendent à souligner chez Poussin son esprit naturellement grave (qu'on pourra constater dans l'autoportrait du Louvre peint en 1649-50 pour Chantelou, "le plus ressemblant", selon ses propres dires*) et l'un des artistes les plus érudits de son temps : il lit Descartes, comme lui en exil, et Montaigne et la littérature antique source de son inspiration picturale. Les "Métamorphoses" d'Ovide, qu'il a illustrées pour le Cavalier Marin, parlent toutefois plus à son imagination que les auteurs latins de l'âge classique, car dans le goût antique de Poussin, "l'artiste demeurera toujours plus contemplatif que savant, plus poète qu'archéologue".
La "découverte de Rome, nous confie Pierre Rosenberg, est pour Poussin une sorte de chemin de Damas. A Paris il n'avait pas encore trouvé sa voie". C'est au début des années 1630 que Poussin est devenu un peintre classique. L'époque où Le Bernin instaure le baroque, art qui se déploiera dans une bonne partie de l'Europe et du Nouveau Monde. Nicolas Poussin a de plus, avant son départ pour Rome, fréquenté à Paris les "libertins" qui se réclament d'Epicure comme le chanoine philosophe Gassendi, annonçant le rationalisme des Encyclopédistes, un amour vrai de la sagesse des anciens, morale cependant plus proche chez Poussin du stoïcisme d'Epictète et de Marc-Aurèle, dont il semble incarner la maxime "la vie est un perpétuel combat, une halte sur une terre étrangère", que d'Epicure. A Rome, dans le sillage de Cassiano dal Pozzo et du cardinal Francesco Barberini, liés aux meilleurs peintres de l'époque : Le Bernin, Lanfranco, Reni, Pierre de Cortone, que Poussin a beaucoup regardé, et aux collectionneurs d'antiquités grecques et latines, Poussin s'épanouit dans un classicisme baroque nourri des Vénitiens, du Titien et de Raphaël. C'est l'époque des thèmes bachiques, "Enfance de Bacchus", des tableaux de Bacchanales aux sujets inspirés de la "Jérusalem délivrée" du Tasse ou inspirés des épisodes poétiques de la mythologie : "Renaud et Armide",1629, ou "Les Bergers d'Arcadie" de 1627.

* Le premier portrait que Poussin peint de lui-même est daté de 1649, le second de 1650. Le 29 mai 1650, Poussin annonce à Paul Fréart de Chantelou que cette toile, un autoportrait "manifeste", est achevée. "J'ai fini le portrait que vous désiriez de moi". "M. Pointel aura celui que je lui ai promis en même temps…" Les deux destinataires, son "bon ami M. Pointel", associé à Cérisiers (ou Serisier) dans le commerce de la soie et de la banque, qui est un "marchand et bourgeois de Paris", recevra la première version celle de 1649, aujourd'hui à Berlin, dans laquelle Poussin se peint la tête doucement inclinée, tenant dans sa main gauche - le peintre est gaucher - un porte-crayon, allusion au "primat du dessin" prôné par Vasari, le premier historien d'art, et Paul Fréart de Chantelou, la seconde, de 1650, aujourd'hui au Louvre, tellement plus grave et concentrée. Fixant dans ce tableau une "image mentale", il réalise une icône du Peintre qui hantera les générations à venir. Poussin doit faire son portrait, c'est-à-dire proposer une image de lui qui corresponde à la fois à la réalité de ses traits, mais aussi, à la vérité de son art. Il se présente à nous à mi-corps dans un cadrage qui place son visage au centre de la composition, sur un mur de peintures, décor métaphorique qui donne à voir la matérialité même de la peinture dans tous ses états. Avec une inscription en lettres d'or sur une toile vierge sur un apprêt ocre brun en partie obscurcie par l'ombre du peintre, signe que la peinture est illusion. Dans ce tableau tout est signature : comme pour tout autoportrait, le peintre est doublement présent, en tant que personne, et bien sûr, par sa peinture. Or, la peinture de Poussin est également présente sur ce fragment de toile faisant apparaître une figure et des mains, autres, que l'artiste semble fixer dans le miroir. Bien que cette femme, coiffée d'un diadème, témoin "oculaire" de l'art du peintre, est entraînée vers l'invisible par ces mains qui l'embrassent, c'est l'ensemble du tableau qui est une Allégorie de la Peinture. Cette toile est cachée par une autre, vierge encore. Il n'y a que l'inscription qui soit peinte. Et l'ombre portée de la tête du peintre atteste la présence de l'auteur, Nicolas Poussin.
Il revient à François Barbieri surnommé le Guerchin, de peindre en premier, pour les Barberini vers 1618, une toile sur ce thème, présente au Grand Palais en 1994 à l'exposition Poussin. Le peintre bolonais montre la découverte d'un monument funéraire en Arcadie par deux bergers étonnés. Le tombeau porte un crâne sur lequel on distingue une mouche avec, à coté, une souris. L'idée du tombeau d'Arcadie nous ramène à Virgile et à la Renaissance que le poète Sannazaro a décrit dans sa pastorale "Arcadie" publiée en 1502. Il s'agit de la tombe d'un berger sur laquelle d'autres bergers viennent offrir des sacrifices, non loin du fleuve Alphée. Le mythe d'Arcadie, sorte d'âge d'or enfui, ne remonte pas avant le dix-septième siècle. On ne connaît pas le commanditaire de la version du Poussin, peinte vers 1627; elle est mentionnée dans l'inventaire après décès, en 1677, du cardinal Camillo Massimi. Le peintre y représente deux bergers, de dos cette fois et à demi nus, plus une bergère en robe flottante, tournée de trois-quarts de face, tous trois penchés à droite sur une tombe à l'antique surmontée d'un petit crâne portant l'inscription latine à demi cachée, "Et in Arcadia ego". Au premier plan, de dos et accroupi, un vieillard, le torse nu, symbolise Alphée, la divinité du fleuve. Les bergers déchiffrent l'inscription. Dans les deux toiles, les bergers semblent avoir trouvé le tombeau par hasard, ils ne sont pas troublés. Dans cette toile de Poussin, conservée à Chatsworth, on peut penser que c'est la Mort qui parle :"Même en Arcadie, moi, la Mort, j'existe".
En 1630, Nicolas Poussin épouse Anne-marie Dughet, âgée de dix-sept ans, fille du cuisinier français qui l'a soigné. Le couple habite Via del Babuino avant de s'installer dans une petite maison de la Via Paolina que Poussin a acheté à vie. Le peintre abandonne une vie de bohême pour une vie familiale plus stable. Il enseigne la peinture à son beau-frère Gaspard dit le Guaspre, futur peintre de paysages notoire qui préfigure la peinture de paysages du dix-neuvième siècle, qui avec Jacques Stella, qui deviendra peintre du roi Louis XIII, et Claude Mellan, qui exécute les gravures d'après les dessins de Nicolas et deviendra Garde du Cabinet de peinture du roi, font partie de l'entourage du peintre. Nommé membre de l'Académie de Saint Luc, il se constitue autour du Poussin un noyau d'amateurs fidèles. Il peint "la Peste d'Asdod" en 1631, achetée par Fabrizio Valguamera, homme d'affaires marron, qui lui commande aussi "l'Empire de Flore", son contrepoint parfait, ballet aérien de personnages issus de la mythologie en proie à la volupté de vivre.
Etabli désormais à Rome, Poussin renonce à la peinture décorative, aux grandes commandes. Après qu'on lui eut préféré Charles Mellin pour la décoration de la chapelle de la Vierge de l'église Saint Louis-des-Français, il se consacre à la peinture de chevalet pour amateurs éclairés, qui permet une plus grande liberté de conception, sans délais et sans compétitions. Il se cantonne à des tableaux de format moyen. Ses compositions acquièrent, comme le remarquent ses exégètes, une ordonnance géométrique, ses paysages simplifiés se fondent sur une rencontre de verticales et d'horizontales, ses architectures s'imposent pour corriger les irrégularités de la nature. Le peintre se réfère à l'Antiquité pour exprimer un ordre intérieur. Ses sujets exigeants illustrent une philosophie dont on peut dégager sans pathos une sagesse, une morale immanente et une poésie muette au sein même des thèmes les plus héroïques. Il "peint moins, à un rythme dont il est maître et dans les genres qui lui conviennent le mieux" ajoute P. Rosenberg. Il reçoit dorénavant de nombreuses commandes de collectionneurs italiens, espagnols ou français. Il peint en 1633 "l'Adoration des Mages", exceptionnellement daté et signé. Deux des Triomphes (ou Bacchanales) dont le "Triomphe de Neptune et d'Amphitrite", parviennent en France pour le château du cardinal de Richelieu en Poitou en 1636. Poussin commence la première série des "Sept sacrements" destinés à Cassiano dal Pozzo, ils seront achevés an 1640. Il savait que l'essentiel de la querelle théologique entre la Réforme protestante et Rome portait sur l'antiquité de ces sacrements et leur vérité chrétienne. Dans "Thésée retrouve l'épée de son père", 1637, toile inspirée de Plutarque, Thésée, roi légendaire d'Athènes, et sa mère, découvrent, sous une pierre des décombres d'un temple, l'épée de son père (Egée), preuve de son illustre naissance. Poussin n'en serait pas le seul auteur, les architectures seraient dues à Jean Lemaire avec qui le peintre avait l'habitude de collaborer. "L'enlèvement des Sabines" peint en 1637-38 repose sur un épisode de l'histoire de Rome, alors ville neuve, peuplée de militaires. Romulus qui voulait procurer des femmes à ses troupes, organisa des jeux sur le forum avec leurs voisins sabins. Le rapt des femmes déclenche les hostilités. A la rigueur des volumes architecturaux répond le tumulte des mouvements des protagonistes. Le cardinal Rospigliosi, futur Pape Clément IX, qui protège aussi Claude le Lorrain, ami du Poussin, lui a suggéré la composition de la seconde version des "Bergers d'Arcadie". L'homme est un poète, auteur de pièces moralisées et grand amateur de peinture. Il dicte au peintre les sujets de quatre tableaux réalisés entre 1638 et 1640 dont "La danse de la vie humaine. "La Félicité sujette à la mort", titre donné par Bellori, est le troisième, beaucoup plus célèbre sous le titre des "Bergers d'Arcadie". Il s'agit de la version du Louvre, qui suit d'une dizaine d'années celle plus mouvementée et maniériste conservée à Chatsworth en Angleterre. A l'élan des bergers vers la tombe, à la brutalité de leur confrontation avec la tête de mort qui semble leur parler (souvenir de "Memento mori") peint par Le Guerchin et à la composition en diagonale du Poussin succède une méditation silencieuse autour d'un sarcophage et de son inscription mélancolique et une répartition symétrique des quatre figures autour du mausolée central, parallèle au plan du tableau, point de rencontre de lignes horizontales et verticales où chaque personnage a son sentiment à exprimer sur la fuite du temps et la précarité de toute vie humaine. Les allégories de Rospigliosi, comme il a été dit, occupent une place à part dans l'œuvre de Poussin. Elles sont davantage le reflet de la culture très littéraire et sophistiquée de leur commanditaire que des préoccupations du peintre. Il ne s'agit d'ailleurs plus de bergers escortés d'une jeune femme, mais d'hommes choisis (ils sont laurés), des conducteurs spirituels, des "pasteurs" dont la fonction est la veille, la vigilance, des éveillés qui savent et prévoient, des sages dont l'action relève de la vie intérieure (ou des mystères d'Eleusis) et d'une femme qui ressemble plus à une prêtresse ou à une déesse (Cérès la blonde ou Déméter), qui décryptent en toute sérénité une parabole. Il est admis que le "R" pointé du doigt par l'une des figures agenouillée, dont le bras en équerre dessine l'ombre d'une faucille sur le bas-côté (ombre de la mort et "la signature visible du peintre, la trace de son regard" selon Louis Marin), est l'initiale du commanditaire. Félicien et Bellori, biographes du vivant du peintre, en donnent des explications différentes. On peut considérer la citation comme émanant du berger enterré ici :"Moi, qui suis mort maintenant, j'ai vécu en Arcadie", ou de la Mort elle-même :"Moi, la Mort, j'existe même en Arcadie". Le paysage en retrait met en relief la scène du premier plan. Ce tableau mystérieux, d'une conception toute classique, à contenu philosophique, que l'on croyait plus récent (la date de 1650-55 soutenue par le critique anglais Blunt est aujourd'hui rejetée), date d'un peu avant ou après le voyage (décembre 1640-novembre 1642) de Poussin à Paris. Il a été acheté par Louis XIV en 1685, qui le fit placer dans sa chambre à Versailles. Il apparaît dans les Comptes des bâtiments du roi sous la dénomination des "Pasteurs d'Arcadie". Il se pourrait que l'origine de l'expression latine vienne d'un poème ou d'une chanson de la Renaissance. Pour le thème, l'origine pourrait en être l'existence de pierres gravées ou gemmes italo-étrusques de la période hellénistique tardive, portant un berger méditant sur un crâne, comme en possédaient les collectionneurs dès le XVII° siècle et que le cardinal/Pape devait connaître. Claude Lévi-Strauss, sociologue, pense qu'il n'y a pas de "saut de signification" d'une version à l'autre. C'est la Mort qui parle par le truchement de la femme qui, droite et statique, s'oppose au mouvement des "bergers"; elle figure la Mort ou la Destinée. Ce serait elle, avec sa noblesse dominatrice, qui énoncerait les mots gravés dans la pierre qu'elle invite ses compagnons à lire :"Aussi en Arcadie, je suis à vos côtés". Pour Bellori aussi, c'était bien la Mort qui parlait. Pour Louis Marin, il convient de ne pas oublier que par "ego" peint sur la tombe, c'est le peintre lui-même qui se désigne, et le spectateur est de la même façon visé lorsqu'il regarde l'inscription.
Courant 1639, Nicolas Poussin envoie "Les Israélites recueillant la manne dans le désert" à Paul Fréart de Chantelou, conseiller et cousin du nouveau Surintendant des Bâtiments de Louis XIII, Sublet des Noyers. Le prestige du peintre est grand, le cardinal de Richelieu demande à Sublet de faire rentrer Poussin en France. Chantelou est envoyé à Rome pour l'en convaincre. D'abord réticent, le peintre finit par céder. Poussin s'embarque en novembre en compagnie de Jean Dughet, son beau-frère. Il arrive à Paris le dix-sept décembre 1640. Ses premières lettres, écrites de Paris, traduisent une réelle satisfaction. Nommé Premier peintre ordinaire du roi, il est sensible à l'argent et aux honneurs qui lui sont prodigués. Il est logé le six janvier 1641 dans sa nouvelle demeure, "un petit palais" au milieu du jardin des Tuileries (correspondance N.P.). Très vite les commandes affluent : l'"Institution de l'Eucharistie" pour la chapelle du château de Saint-Germain-en-Laye, le "Buisson ardent" et "le Temps et la Vérité" pour le Palais Cardinal, le "Miracle de Saint François-Xavier" pour l'église du noviciat des Jésuites, la décoration de la Grande Galerie du Louvre où il est secondé par Jean Lemaire et Rémy Vuibert et pour laquelle il exécute les premiers dessins et les tapisseries, et fait commencer les stucs et les peintures, puis se tourne vers des illustrations d'ouvrages et divers projets qui s'ajoutent aux fêtes et aux réceptions auxquelles il doit de soumettre. Sans parler des intrigues et des jalousies entre peintres (les partisans de Vouet). Poussin ne cache pas sa déception à Chantelou ou à Dal Pozzo :"A dire vrai, il n'y a rien ici qui mérite qu'on y ait confiance…je ne puis me réserver aucun moment, étant employé continuellement à des bagatelles, …et autres niaiseries". En juillet, il décide de revenir à Rome, pour ramener avec lui sa femme à Paris. Charles Le Brun l'accompagne. Le cinq novembre 1642, il est de retour à Rome. La mort de Richelieu le cinq décembre, suivie de celle du roi de France le seize mai 1643, la régence d'Anne d'Autriche et la disgrâce de Sublet, rompent les liens entre le peintre et le milieu officiel parisien. Sur ce coup, le peintre a eu du flair. Nicolas Poussin n'est pas fait pour les fastes de la vie de Cour, de plus il rechigne aux commandes, aux décors et aux plafonds. On a voulu faire de lui une sorte de peintre officiel comme Rubens ou Vélasquez, et que Le Brun sera. Il préfère la solitude de son atelier ou les promenades dans la campagne romaine, à dessiner sur les bords du Tibre et prendre des esquisses, seul ou avec ses amis peintres, Claude Gellée, le Bamboche (alias Pierre Van Laer, peintre hollandais, auteur de scènes populaires ou "bambochades") ou Joachim Sendrart. Ce n'est pas un peintre de Cour, c'est déjà un peintre moderne, soucieux d'autonomie et d'isolement. Le poète Yves Bonnefoy pense que Poussin sort mûri par cette épreuve et qu'il entre dans la phase la plus remarquable de sa recherche, celle des grands paysages qui sont la musique en peinture. La décennie qui suit le retour de Poussin à Rome est l'une de ses périodes les plus fécondes. C'est l'époque de la seconde série des "Sacrements", mieux connue que celle destinée à Cassiano dal Pozzo, grâce à la correspondance du peintre. Dès 1642, Chantelou souhaite obtenir des copies de son premier cycle. A la recherche de copistes de talent, Poussin se décide finalement - on sait le mépris profond du peintre pour les copistes, écrit Etienne Jolet, malgré le besoin qu'il en avait - à entreprendre lui-même une nouvelle série de toiles, aux dimensions plus grandes, et qui manifesteront en sus, plus de cohérence et d'unité. On retient de l'art de Poussin sa "théorie des modes" et l'importance accordée aux rapports entre la forme et le fond et à la facture. Contrairement aux grands peintres ses contemporains, il n'a pas d'atelier et n'a que peu d'élèves (Jean Lemaire, Gaspard Dughet ), quelques aides notamment pour l'exécution des grands programmes décoratifs lors de son bref séjour parisien. Son œuvre est très personnelle, unique, en ce qu'elle traduit la pensée de l'auteur, pensée qui ne peut être exprimée au regard que selon des modalités définies par l'artiste lui-même. Dans ce nouveau projet pictural sur les "Sacrements" Poussin choisit de se faire le copiste de lui-même, de peindre des œuvres adaptées (par le souci du "mode") à son commanditaire et aussi à l'état nouveau de sa sensibilité. Pour ce faire, écrit Etienne Jolet, le peintre distingue l'"aspect" et le "prospect". Le premier désigne le regard global jeté immédiatement sur l'œuvre, mais que l'on doit céder au deuxième type de regard, celui qui estime le degré de concordance entre l'esprit général de l'œuvre (le mode) et les divers motifs. Le tableau se définit comme un ensemble, devant être perçu immédiatement dans sa totalité et capable aussi de supporter une lecture de détail. Le tableau ne pouvant permettre de restituer la succession des actions, le peintre y supplée par la multiplication des groupes, illustrant chacun des moments importants de l'action représentée. C'est la théorie des "péripéties" qu'illustre tout particulièrement "la Manne" du Louvre, introduisant un simulacre de simultanéité temporelle au regard du spectateur. Dans cette optique, celui de la concomitance des faits et gestes des personnages parsemés dans les diverses parties du tableau, ses paysages, vastes compositions inspirées des fables de la mythologie et de l'histoire sainte ou antique, en acquièrent un intérêt accru. "Ainsi se crée discrètement, selon des modalités propres à chaque spectateur, une subtile relation entre les figures et un principe de permanence, celui de la nature". Les tableaux sont précédés de dessins préparatoires qui montrent le soin apporté par Poussin à l'équilibre des compositions, à la lumière, à la variété des expressions. Si le dessin est une étape fondamentale de son travail, "quand il dessinait, remarque J.P. Mariette, il ne songeait qu'à fixer ses idées… Un simple trait, quelquefois accompagné de coups de lavis, lui suffisait pour exprimer avec netteté ce que son imagination avait conçu. Il ne cherchait ni la justesse du trait, ni la vérité des expressions, ni l'effet de clair-obscur. C'était le pinceau à la main qu'il étudiait sur la toile ces différentes parties de son tableau". Il accorde une place importante au choix du sujet, le plus noble possible. "Poussin, écrit Joachim Sandrart, peintre allemand qui l'a fréquenté à Rome, étudiait soigneusement le sujet, puis jetait sur le papier deux ou trois esquisses. S'il s'agissait d'un sujet tiré de l'histoire ancienne, de la fable ou de la Bible, il fabriquait un "petit théâtre" de figurines de cire qu'il modelait suivant les attitudes qu'il désirait donner à ses personnages et qu'il plaçait à l'intérieur d'une boîte. Le sol de la boîte était quadrillé, les parois percées de trous pour lui permettre de régler l'éclairage de la scène et dans le fond, il faisait coulisser un décor dessiné, paysage ou architecture". "Il peignait lentement, chaque élément à part, laissant parfois plus d'un an la toile sur le chevalet, nous dit J.L. Pradel. Enfin, le tableau achevé, Poussin s'inquiète encore de l'emballage, de l'envoi "par le long et dangereux chemin comme il est maintenant" de Rome à Paris, et de l'encadrement pour lequel il recommande une corniche pour la bonne réflexion de la lumière.
Dès l'année 1643, Nicolas Poussin fait allusion dans sa correspondance, aux tremblements de sa main. L'année 1644 voit la disparition d'Urbain VIII, le nouveau Pape Innocent X est plus proche des espagnols et de Vélasquez que des français. La famille des Barberini se réfugie à la cour de France, les commandes officielles seront moins nombreuses pour les artistes français à Rome. En 1647, Poussin peint pour son mécène et ami Pointel, riche négociant lyonnais établi à Paris, une deuxième mouture de "Moïse sauvé des eaux". Nicolas Poussin, peintre-philosophe, est un des derniers héritiers du platonisme chrétien de la Renaissance, selon Marc Fumaroli, platonisme qui connaît un brillant crépuscule dans la France et l'Italie de la Réforme catholique, au début du dix-septième siècle. Dans cette perspective de gnose néo-platonicienne chrétienne, le Poussin-"antiquaire" (amateur d'art antique) et mythologue, reste le seul capable de superposer dans la même image le mythe égyptien d'Isis avec l'histoire biblique de la fille du Pharaon recueillant le futur prophète d'Israël. Dans cette seconde version, plus grande (121x195cm), on note un accroissement des personnages et une multiplication du décor qui compliquent inutilement la clarté du sujet, et un assombrissement des couleurs, en contraste avec la première version, de 1638, de taille plus modeste (93x120cm), toile parfaite d'équilibre dans sa construction, sa composition et le bel éclairage irradiant avec harmonie la scène et les personnages :"les flots du Nil, écrit Fumaroli, comme un miroir, partagent en diagonale l'espace. Sur une rive, le monde des morts (tombe, pyramide), sur l'autre, le dieu du fleuve avec une corne d'abondance regorgeant de fruits, la fille du Pharaon et ses suivantes. Au fond un aqueduc. Plus loin, une barque avec ses nochers, symbole du transport des âmes tant dans la religion égyptienne que dans la mythologie antique ou la symbolique évangélique de l'apôtre-pêcheur. Remonté du fleuve sur la rive des vivants par un pêcheur, recueilli par une servante et la fille du Pharaon, l'enfant Moïse, à la fois Osiris arraché au Nil par Isis et la préfiguration du Christ né pour affranchir les hommes de la mort. Un mystère de fertilité et de salut se joue entre le berceau et la tombe, l'eau, le ciel et la terre". On pourrait dire, paraphrasant Daniel Arasse sur Botticelli en 1495, ce qui vaut encore pour Poussin en 1638-47, "l'œuvre constituerait un plaidoyer de la "théologie" poétique d'inspiration néo-platonicienne qui affirme la dignité de l'homme à travers l'histoire et voit dans la sagesse antique une préfiguration de la Révélation chrétienne". André Félibien, secrétaire de l'ambassade de France, arrive à Rome en 1647 et il se lie d'amitié avec Nicolas Poussin.
1648 voit le début de la Fronde en France. Poussin peint de nombreux paysages ayant pour thèmes les relations entre l'homme et la nature, le sage et le destin. Félibien, ami et biographe du peintre, intitule "Paysage avec un homme tué par un serpent", "Les effets de la terreur". Il écrit :"La situation du lieu est merveilleuse mais il y a sur le devant, des figures qui expriment l'horreur et la crainte". "Paysage avec Orphée et Eurydice", bien que mythologique, est le point de départ d'une plus vaste méditation, sorte de réplique au "Paysage avec un homme tué par un serpent" : l'échelle des figures, les attitudes des personnages, les deux lacs et leurs reflets, les arbres, les architectures, les deux œuvres sont complémentaires. Analogiquement, le "Paysage avec les funérailles de Phocion" et le "Paysage avec les cendres de Phocion", tous deux peints en 1648, sont certainement conçus comme des pendants. Le sujet en est emprunté à Plutarque ("Vie des hommes illustres"). Certains y virent, hormis la référence au général athénien accusé de trahison et condamné à mort, dont le corps est banni et transporté hors de l'Attique, une allusion à la situation politique de la France divisée par la Fronde. Mais si on remarque, dit la critique, le contraste entre le peu d'importance que Poussin accorde aux figures et la place envahissante du paysage, c'est plutôt dans ce contraste que réside l'amertume des deux toiles, qui semblent donner de la vie et des actions humaines une dimension négligeable et toute relative face à l'immuabilité et à l'immensité de la nature. Elles illustrent le surgissement brutal et irrationnel de la mort ou du destin au sein d'un paysage idyllique et indifférent par le biais d'une "poésie morale", comme le peintre aimait à qualifier le sujet de ses toiles. Le "Paysage avec Diogène" va dans le même sens. Au premier plan se joue l'anecdote. Prés d'une mare, Diogène le Cynique aperçoit un jeune homme agenouillé qui boit dans le creux de sa main. Aussitôt il se débarrasse de son écuelle, dernier lien avec la civilisation, se rapprochant ainsi encore plus de l'état de nature. Les deux acteurs tournent le dos au reste de la composition dont ils sont isolés à gauche par un écran d'arbres et d'épais buissons. Derrière s'ouvre le paysage, dont la profondeur de perspective, l'étagement des différents plans, l'harmonieuse articulation des constructions, de la végétation, du ciel et de l'eau, la qualité des reflets, sont une splendide réussite picturale. Négligé par l'Antiquité et le Moyen âge, la peinture de paysage n'apparaît surtout qu'au quinzième siècle avec la Renaissance primitive italienne, où les artistes peignent des arrière-plans de paysages dans un évident souci de réalité. Konrad Witz, peintre souabe, est l'auteur du premier paysage important de la peinture européenne. "Dans "La pêche miraculeuse", de 1444, la vue du lac Léman avec le Petit Salève, le Môle et le Mont-Blanc constitue une nouveauté considérable par la précision de son rendu, mais aussi parce que pour la première fois, le paysage joue un rôle primordial dans la scène religieuse", écrit Daniel Arasse. Parmi les peintres qui suivirent cette tradition, nul ne sut comme le Titien articuler la figure humaine au paysage. La peinture de paysage n'en reste pas moins, à l'époque classique, un genre secondaire et nos peintres classiques, Le Lorrain et Nicolas Poussin firent surtout des paysages historiques ou mythologiques, dans lesquels les personnages représentés sont incorporés après la réalisation du paysage. Dans les années 1640, Poussin commence à peindre des paysages qui dominent les figures, même si leur présence et leur signification sont essentielles à la compréhension du tableau. Dans "Paysage avec deux figures", dessin qui peut-être considéré comme une étude préparatoire à "Paysage avec un homme tué par un serpent", le travail de la composition, parfaitement ordonné au thème, a précédé la mise en place du sujet, le dessin de l'ensemble du paysage étant plus difficile à mettre au point que le placement des personnages. Le paysage précède l'histoire. Nicolas Poussin est à l'articulation du tableau d'Histoire ("Paysage avec Pyrame et Thisbé", 1651, dans lequel le peintre fait correspondre le drame humain et le déchaînement de la nature) et du paysage qui n'acquerra son autonomie comme genre séparé qu'avec la peinture hollandaise (Van Goyen et Ruysdaël).
A l'apogée de cette décennie prodigieuse qui voit l'épanouissement artistique du peintre, l'année 1648 est particulièrement féconde. Aux tableaux précités, il faut ajouter "Eliézer et Rebecca", peint pour le marchand lyonnais Jean Pointel qui lui avait passé commande d'un tableau "rempli" de jeunes femmes aux expressions variées et dont le sujet est inspiré de la Genèse. Eliézer envoyé par son maître Abraham pour trouver une femme à Isaac, se rend prés d'un puits aux abords de la ville de Nahor, où il fait coucher ses chameaux. Là, il s'engage à prendre pour femme d'Isaac celle des jeunes filles de la ville qui viendra puiser de l'eau et lui proposera, spontanément, d'abreuver ses bêtes. La toile présente cet instant - qui anticipe celui de l'Annonciation - où Rebecca la jeune élue reçoit humblement l'élection qui lui est faite. Eliézer lui remet un anneau d'or et deux bracelets, sous les regards étonnés et envieux de ses compagnes. Poussin a concentré dans cette version de 1648 toute son attention sur la relation privilégiée des deux héros; les chameaux n'ont pas été représentés. En retrait des deux personnages principaux, une ribambelle de jeunes femmes. On peut constater le calme dépit des deux femmes à droite dont la première est déhanchée ou le désintérêt des femmes situées à gauche et le poids de la cruche relevée sur la tête de celle qui regarde les spectateurs (la femme de Poussin ?).
"Toute la magnificence de la couleur s'exprime dans le jeu chromatique des robes et des manteaux des femmes autour de la fontaine" écrit Olivier Cena. L'absence des chameaux suscitera une polémique, d'autant plus que dans deux autres versions, de 1629, les chameaux sont au nombre de trois et dans celle de1661-64, un chameau apparaît à la marge gauche de l'image. "En 1629 et en 1661, les chameaux sont bien présents, indice de l'attente narrative, du suspense qui précède le moment où Rebecca va prononcer la phrase décisive. Mais, d'un tableau à l'autre, leur présence est devenue secondaire, reléguée au rang de détail", commente Daniel Arasse. "La Sainte Famille ou la Madone à l'escalier" aurait été exécutée en 1648, à l'intention de Nicolas Hennequin du Fresne, Capitaine général de la Vénerie; elle est conservée aujourd'hui à Cleveland. Connue par une autre version conservée à la National Gallery de Washington, l'authenticité des deux versions est aujourd'hui controversée. Le tableau de Cleveland présente des expressions plus fortes, une facture plus nerveuse, des coloris plus acides qui conforteraient l'hypothèse de son antériorité. Deux dessins préparatoires du Louvre et de New-York confirment l'intérêt du peintre pour cette composition. A partir de 1648, le peintre aimera varier sur le thème de la Sainte Famille. La toile qui inaugure la série est la plus savante, la plus érudite. On retient avant tout l'audacieuse composition en triangle qui se détache devant les marches, l'escalier ouvrant sur le ciel qui donne au tableau sa profondeur, l'articulation savante des plans, le jeu des verticales et des horizontales, la disposition légèrement surélevée du groupe comme sur une plate-forme, sa monumentalité, l'agencement harmonieux des couleurs. "Derrière la Madone à l'escalier, il y a l'Egypte, le Temple de Salomon, il y a Pythagore et Platon : la grappe divine formée par la Vierge, l'Enfant, Sainte Elisabeth, Jean-Baptiste et Saint Joseph, le compas à la main qui semble méditer la divine proportion sculptée par la lumière et l'ombre…D'une même vue, Poussin résume la prière de Memphis et de Jérusalem, d'Athènes et de Rome, de Constantinople et de la Haute Renaissance italienne", remarque Marc Fumaroli.
Poussin a cinquante cinq ans lorsqu'il peint "Le jugement de Salomon" pour Jean Pointel que le peintre considérait, aux dires de Bellori, comme son meilleur tableau. Louis XIV en fit l'acquisition en 1685 pour sa collection. "L'Assomption de la Vierge", est une commande d'Henri d'Etampes Valençay, ambassadeur à Rome de 1649 à 1653. C'est un petit format (57x40cm) d'une grande harmonie de tons, de formes et de volumes, à rapprocher par sa composition, une élévation de la Vierge portée par des anges au regard tendu, du "Ravissement de Saint-Paul", peint vers1649-50, où Paul est élevé en apothéose par deux anges (les trois formant le chiffre de la Trinité) au-dessus d'un autel recouvert du Livre fermé (ésotérisme) et d'une Epée de Justice, entre les deux colonnes d'un Temple (la Sagesse qui y préside, la Force qui l'exécute et la troisième, invisible, la Beauté qui l'orne), les deux mains du saint ouvertes en offrande et la main de l'ange supérieur indiquant le ciel, redoublant le symbole trinitaire. Dans les années 1650-55, Poussin peint trois tableaux que les anglais appellent "townscapes", des paysages urbains, par opposition aux "landscapes", les paysages champêtres. "La Mort de Saphire" est le plus parfait des trois. Le sujet est emprunté aux Actes des Apôtres : les premiers chrétiens vendaient leurs biens et en donnaient le prix aux apôtres. Ananie et sa femme Saphire vendent des terres mais ne donnent qu'une partie de la somme obtenue. Pierre le reproche au mari qui s'effondre et meurt. Quand sa femme se présente, Pierre lui demande si la somme versée correspond à la somme obtenue. Elle ment et subit le même sort que son mari. La perspective de pierre frappe par la rigueur géométrique des architectures se prolongeant à l'infini. On a prétendu que les tours du château devinées dans les lointains de l'architecture urbaine seraient celles de Château-Gaillard aux Andelys (les ruines des temples ou des palais romains émaillent aussi ses paysages, de la fumée s'échappe du château Saint-Ange dans "Orphée et Eurydice", le Belvédère du Vatican se repère à l'arrière-plan du "Paysage avec Diogène", on distingue la tour des Milices et on a voulu reconnaître dans le fleuve le Tibre dans "Paysage avec Saint-Mathieu et l'Ange"). La clarté des formes et de la lumière ambiante permet de distinguer à l'arrière-plan, en contrepoint de la scène de l'avarice au premier plan, plusieurs groupes de personnages et dans "l'implacable perspective de pierre", un homme faisant l'aumône à un mendiant.
Dès le début des années 1650, le peintre se plaint de tremblements de la main qui ne feront que s'accentuer. En 1651 Poussin reçoit la dernière commande de Cassiano dal Pozzo qui mourra en 1657. L'année 1655 est celle de la mort du Pape Innocent X. C'est l'année où le peintre reçoit la visite de l'abbé Louis Foucquet, frère du Surintendant des Finances Nicolas Foucquet. L'abbé commande au peintre une série de termes et deux vases pour les jardins de Vaux-le-Vicomte. L'abbé avait été envoyé à Rome pour surveiller l'ambassadeur, M. de Lionne, sous prétexte d'acquisition d'œuvres d'art pour les châteaux de son frère. Nicolas Poussin a soixante et un ans lorsqu'il rencontre l'abbé Foucquet qui, lui, n'a que vingt trois ans. L'histoire a retenu une lettre (Archives de l'art français) écrite d'Italie du 17 avril 1656 de l'abbé Louis Foucquet à son frère Nicolas le Surintendant (lettre commentée par Jacques Thuillier) :"Vous ne sauriez croire, Monsieur, ni les peines qu'il prend (N. Poussin) pour votre service, ni l'affection avec laquelle il les prend, ni le mérite et la probité qu'il apporte en toute chose…" Cette entrée en matière du jeune abbé découvrant à son frère le dévouement et la déférence du peintre, n'a rien que de normal. L'abbé vient de lui confirmer le brevet de Premier peintre du roi par la Régence et le Dauphin, avec ordonnance de paiement des gages passés, le peintre ne peut que, outre la commande pour Vaux-le-Vicomte, se multiplier en remerciements, avec la perspective qu'il envisage sûrement de commandes de tableaux par le fastueux Surintendant. "Lui et moi, nous avons projeté de certaines choses dont je pourrai vous entretenir à fond dans peu, qui vous donneront par M. Poussin des avantages que les rois auraient grand peine à tirer de lui…" A son âge, avec le prestige acquis par son œuvre et sa réputation auprès de l'Intelligentsia tant romaine que française, Poussin, étant donné ses connaissances des ruines romaines et dans la péninsule, ne peut que savoir comment acquérir certaines pièces, à une époque surtout où nul règlement ne limite les fouilles des différents sites et même s'il ne l'a pas pratiqué lui-même par probité, en tant que résident étranger à Rome. Car, il ne peut s'agir, lors d'un ou plusieurs entretiens avec Louis Foucquet, que d'une vraisemblable quête d'"antiques" issus d'un champ de fouilles repérés par le peintre. Non de trafic de tableaux, comme ce fut le cas de Fabrizio Valguamera, noble sicilien, amateur d'art, qui s'était compromis en 1629-30 dans un vol de diamants et que l'on retrouve à Rome avec son complice en train de recycler leur butin dans l'achat de tableaux. Au procès, les peintres Valentin (Jean de Boulogne), Turchi, Lanfranco et Poussin seront appelés à témoigner. Poussin s'en dédouanera en affirmant qu'il n'avait vendu ses toiles qu'à un marchand d'art, celui-ci n'ayant alors servi que d'intermédiaire. Poussin fut blanchi. Il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce qu'au cours d'un entretien chaleureux avec le jeune abbé, le peintre se soit laissé aller à quelque confidence, ne serait-ce que pour l'épater, et que le jeune homme dans son enthousiasme ait retranscrit cette conversation dans son courrier en termes exubérants; n'oublions pas que l'abbé était dans son rôle à Rome de rabatteur d'objets d'art pour le Surintendant. Il ajoute :"Ce qui plus est (le projet entre "lui et moi") serait sans beaucoup de dépenses et pourrait même tourner à profit". Non pas que le peintre soit étranger à tout esprit de lucre, des recherches récentes effectuées dans les archives d'une banque, ont montré qu'il avait acquis ce qu'on appellerait aujourd'hui des "actions" et qu'il ne dédaignait pas spéculer. Mais on ne peut oublier que Nicolas Poussin n'est pas homme à s'engager à la légère dans une quelconque aventure quelle qu'elle soit, quête d'antiquités ou d'objets d'art. Il n'est qu'à se rappeler le témoignage de son biographe italien, Bellori, qui a connu Poussin, après le retour de l'artiste de Paris, en 1642 :"Une fois, je me trouvai avec lui en train de visiter les ruines de Rome en compagnie d'un étranger très désireux d'emporter dans sa patrie quelque rare antique. Je vais vous donner la plus belle antiquité que vous puissiez souhaiter" lui dit Nicolas. Abaissant la main, il recueillit parmi l'herbe, un peu de terre et de gravier, avec des miettes de porphyre et de marbre presque en poudre. "Voici, Monsieur, reprit-il. Portez ce cadeau dans votre musée et dites : Ceci est à Rome antique". La disgrâce de Nicolas Foucquet tombe le lundi 5 septembre 1661. Il n'y aura pas d'épilogue à cette lettre. Il est quand même curieux de penser que les rapports entre les Foucquet (Louis comme Nicolas) et le peintre se bornassent à une si piètre commande, des dessins concernant une série de termes et deux vases pour Vaux-le-Vicomte. Qu'après un tel contact ponctué par une missive si excessive - l'abbé Louis Foucquet continuant de résider à Rome - leur rencontre ait tourné si court. "Le peintre n'aimait pas toujours, il est vrai, les jeunes français qui vivaient à Rome", nous dit P. Rosenberg. On peut penser qu'ils eurent l'occasion de se revoir mais que cette fois, elle ne fut pas placée sous les mêmes auspices.
En 1657, Poussin malade, refuse le Principat de l'Académie de Saint Luc; de plus il trouve cet hommage tardif. Le peintre demeure entouré d'admirateurs de tous bords, dont Camillo Massimi, qui deviendra cardinal sous la papauté de Clément X. Le cardinal est un proche de Vélasquez et du Lorrain, ami de Poussin. Dans une lettre du 24 décembre 1657, Nicolas annonce à Chantelou la mort de Cassiano dal Pozzo. Il peint une "Annonciation" pour le tombeau de son ami collectionneur : La scène se déroule sur une sorte d'estrade. Sous une colombe du Saint-Esprit, la Vierge, de profil, est assise en tailleur sur un coussin, les bras ouverts; elle a abandonné son Livre. L'Ange à genou, fait un geste à quarante cinq degrés avec ses bras, un doigt levé vers le ciel. "Il semble célébrer, écrit Marc Fumaroli, le sacrement du mariage entre l'Esprit (le Ciel) et la Vierge (la Terre) qui s'offre sans réserve… La langue des mystères inventée par Poussin, à l'école de Raphaël et du Dominiquin, est purement contemplative".
"La vision de Sainte Françoise Romaine", peint dans les années 1654-60, annonçant la fin de la peste à Rome, est un tableau porté disparu depuis 1713, date où il se trouve encore dans l'inventaire du neveu du cardinal Giulio Rospigliosi, pape sous le nom de Clément IX. Il vient d'être reconnu il y a peu, par un expert dans une collection privée française, complétant par cette toile rare par le caractère du sujet traité, la collection du Musée du Louvre, forte aujourd'hui de trente neuf Poussin. Françoise Romaine (1384-1440), canonisée en 1608, avait été invoquée pendant l'épidémie de peste qui frappa Rome en 1656-57. Rospigliosi, un des principaux mécènes romains du peintre, lui demanda de peindre un ex-voto commémorant l'heureuse intervention de la Sainte : C'est l'apparition de Sainte Françoise Romaine dans une nuée à une femme agenouillée, son double, Françoise Romaine de son vivant, qui est représentée sous les traits de la princesse Anna Colonna Barberini, nièce d'Urbain VIII. Au second plan, un ange chasse le démon de la peste à tête de Méduse.
En 1658, Poussin entreprend deux paysages panthéistes. Le premier, "La Naissance de Bacchus", est un tableau mythologique dans lequel le peintre revient aux sources des œuvres de ses premières années romaines : Après sa naissance, Bacchus est amené par Mercure à Dircé et aux nymphes de Nysa. Les personnages sont répartis en trois groupes, à gauche les nymphes à demi plongées dans l'eau d'une nature rayonnante échangent leurs regards et observent la scène centrale, où Mercure confie Bacchus à deux nymphes et pointe du doigt - reliant la terre et le ciel - un nuage sur lequel trône Jupiter dégustant l'ambroisie. A droite, Echo et Narcisse, aux couleurs atones, se meurent. Au fond, un paysage avec une grotte entourée de feuillages d'où transparaît le jour naissant. Poussin se serait inspiré d'une vision du monde sur l'union des contraires, du moine Campanella. Le soleil, principe générateur de chaleur et de vie s'unit à la terre d'où procèdent le froid et le mal, naissances et destructions. "L'œuvre baigne dans une atmosphère à la fois recueillie et rêveuse", écrit P. Rosenberg.
De la même année, "Orion aveugle cherchant le soleil", tient une place à part. Il est un des tableaux les plus poétiques et personnels du peintre (Il faut y remarquer la fantaisie qui préside à la disproportion entre les personnages et la nature). Il combine deux versions d'un mythe compliqué. Selon la légende, le géant chasseur Orion a été aveuglé par Diane pour avoir tenté de violer une nymphe. Il fut guéri par les rayons du soleil levant. Un Orion décidé, tel que le montre Poussin, marche de dos la tête dans les nuages vers la lumière espérée, sous le regard de Diane, Reine de la Nuit, accoudée à un nuage et guidé par un humain, Cédalion, sorte de cornac planté sur ses épaules et par un Vulcain nanifié, qui du sol le dirige de la voix. Poussin connaissait la signification ésotérique que l'érudit Natale Conti donnait, à savoir, Orion était le produit de l'eau (Neptune), de l'air (Jupiter), et du soleil (Apollon). Il était, selon les uns, le fils d'un paysan de Béotie qui eut l'honneur de loger dans sa cabane Jupiter et Neptune. Selon Homère, il était le fils de Neptune et d'Euryalé, fille de Minos. Remarquable par sa beauté et sa taille, en marchant dans la mer, il dépassait les flots de toute sa tête. Diane l'apercevant, voulut faire preuve de son adresse à son frère Apollon et Orion fut tué par ses flèches meurtrières. On raconte aussi qu'Orion devenu habile dans l'art de Vulcain, fit un palais souterrain pour Neptune et que l'Aurore l'enleva et le porta à Délos où il perdit la vie par la jalousie de Diane qui fit sortir de terre un scorpion. Sa faute était d'avoir, en jouant, osé toucher son voile d'une main impure, car, dès que les vapeurs ont atteint la plus haute couche de l'air, la puissance de la lune (Diane porte à son front le croissant lunaire) les rassemble et les change en pluies et orages. Affligée d'avoir ôté la vie (ou la vue) au bel Orion, elle obtint de Jupiter qu'il fût placé dans le ciel, où il forme la plus brillante des constellations. Souvent, par les nuits éclairées par la Lune (Diane), l'immortel chasseur parcourt avec sa meute les espaces éthérés. Ainsi, l'écrit Ernst Gombrich, "la longue nuée orageuse que le géant traverse à grands pas" n'est autre qu'Orion lui-même au "vrai" sens ésotérique et figure le drame éternel "de la génération réciproque et de la destruction des éléments". L'allégorie ou la fable, "remet l'homme à sa place". Même les dieux et les géants de Poussin n'échappent pas à leur destin. S'adressant plus à une élite cultivée pour l'apprécier qu'au grand public, le peintre change de "mode" au gré des thèmes et de l'âge; il sait "varier quand il veut". Lecteur de Sénèque, Montaigne et Plutarque, il mettra de plus en plus sa peinture au service d'un néostoïcisme trouvant son accomplissement, à la fin de sa vie, comme ici, dans le drame de l'homme et son aveuglement au sein d'une nature impassible.
Gravement malade, en 1660, Nicolas Poussin commence malgré le tremblement de ses mains, les "Quatre Saisons", série de quatre paysages inspirés de la Bible, peints pour le duc de Richelieu, petit neveu du Cardinal, jeune homme d'une trentaine d'années, nous conte Jean-Louis Pradel, qui les perdra comme ses huit autres toiles du peintre lors d'une partie de jeu de paume contre le roi. Lequel ne manquera pas de le dédommager en lui versant 50 000 écus, une somme considérable qui correspondait à la valeur des tableaux de l'époque. A chaque tableau qui dépeint une scène biblique correspond une saison, une heure du jour, un âge de la vie et de l'humanité. "Le Printemps" ou "Adam et Eve au Paradis terrestre", c'est la naissance du jour dans une nature luxuriante, le premier couple d'humains s'éveille à la conscience du monde sous l'œil du Créateur. "L'été" ou "Ruth et Booz", Booz permet à Ruth de glaner dans ses champs (c'est la moisson). De leur rencontre naîtra la lignée qui mènera au Christ. La lumière chaude indique qu'il est midi, l'âge de maturité de l'homme. "L'Automne" ou "La Grappe de Chanaan", les envoyés de Moïse rapportent de la Terre promise une grappe de raisin. Les grains sont disproportionnés; dans l'Antiquité, Bacchus était un symbole de fertilité représenté par des grappes de raisin, ne sont-ils pas aussi le symbole de la Passion christique et, à ce titre, de la souffrance. Le sang du Christ est aussi le vin de la Nouvelle Alliance, le vin restant le symbole de la vie éternelle. La grenade et ses pépins, le symbole des perfections divines, les pommes d'or cueillies, des fruits d'immortalité. C'est la fin d'une journée, la vieillesse qui commence… "L'Hiver" ou "Le Déluge", Poussin s'inspire du Déluge de la Genèse. Dans cette évocation de la mort (en Nocturne) et du Jugement dernier, l'Arche de Noë symbolise l'espérance : un enfant est sauvé du désastre. "Comment ne pas être touché au sein de cette grandiose tempête par cet enfant fragile, en attente d'être sauvé entre le bras tendu du père réfugié sur le rocher et les mains d'une mère toujours dangereusement présente dans la barque. Ce n'est alors plus Noë qui sauve l'humanité, semble nous dire Poussin, c'est l'amour. Un amour merveilleux de la vie et des êtres jaillit de chaque touche de sa peinture et transcende son œuvre", écrit Olivier Cena.
"Les Saisons", chant testamentaire, sont envoyées à Paris en 1664. Dès leur arrivée, les tableaux firent sensation. En 1664, le peintre entame "Apollon et Daphné" qui est livré inachevé à Camillo Massimi. "A cette composition, manquent les derniers coups de pinceau, par l'impuissance et le tremblement de la main", écrit Giovanni Pietro Bellori. De fait, la composition est élaborée dans ses moindres détails, mais les figures sont presque laissées à l'état d'ébauche. Chateaubriand a écrit dans la "Vie de Rancé", "Souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d'œuvre : c'est leur âme qui s'envole !"
Anne-Marie, l'épouse de Nicolas Poussin meurt le 16 octobre 1664. Le peintre meurt l'année suivante, le 19 novembre 1665. Il est enterré en grande cérémonie avec le concours de nombreux artistes et de notabilités à l'église San Lorenzo en Lucina.